(Togo First) - A quelques encablures de la Colombe de la Paix et sa fresque de l’Espérance, sur la voie pavée qui borde le quartier Amoutivé en plein cœur de la capitale togolaise, une « maison » à l’apparence austère et à l’entrée surmontée d’un panneau, attire le regard.
Tout semble indiquer un lieu sans commune mesure avec les habitations qui l’entourent, tant par l’apparence, que par la nature des activités qui y sont menées.
« Village d’art Tayé Tayé », peut-on lire en empruntant l’espèce de pont-levis qui enjambe la rigole devant l’entrée. A l’intérieur, le visiteur est tout de suite happé par les énormes masques en bois qui observent de leurs yeux inexpressifs l’espace découvert où s’entassent statues, sculptures et autres chefs-d’œuvre.
Le silence de ce jardin assez curieux, contraste avec l’activité qui règne dans l’arrière-cour. Là, le « village d’art » prend tout son sens : sculpture, peinture, tissage, teinture, batik, perlage…. Un mélange de talent, d’inspiration, d’abnégation, de passion et de volonté qui doit sa création à une personne, Steven.
« J’ai toujours voulu partager ce que j’ai appris avec les enfants démunis et qui n’ont personne »
Agbétoglo Kwami Dodji ou Steven comme nom d’artiste, n’avait pourtant rien d’un meneur d’hommes. Plutôt le genre à demeurer dans son coin et attendre patiemment son heure, comme le raconte un de ses anciens camarades du Village artisanal de Lomé : « Steven est le gars gentil et sympa envers tout le monde, qui déteste l’injustice mais que je ne voyais pas rassembler un jour des gens ou les diriger ».
Steven naît le 23 février 1989 à Lomé dans une famille modeste. Pas franchement doué pour les études, il décide d’arrêter en classe de seconde et se prend de passion pour le bois et ses formes d’applications. Il entre en 2009 au Village Artisanal de Lomé, un centre d’excellence de l’artisanat national où coexiste plus d’une dizaine de sections d’apprentissage allant de la sculpture à la cordonnerie, en passant par la bijouterie ou la calligraphie.
Très appliqué, le jeune homme apprend vite et se perfectionne. Il mûrit de grandes ambitions mais, a un peu de mal avec l’autorité et se rebelle régulièrement lorsqu’il se sent lésé ou incompris. L’histoire avec le Village Artisanal de Lomé s’interrompt alors brutalement : à la suite d’une brouille avec sa direction, Steven se voit contraint de quitter le centre en 2012, trois ans après l’avoir intégré.
Pendant deux ans, l’ex-pensionnaire du centre multiplie les petits boulots pour survivre et lancer son propre atelier.
« Mon père est un washman (blanchisseur). Donc je l’aidais de temps en temps en lavant et repassant des habits pour les gens, pour économiser un peu », s’émeut-il.
Il prend connaissance un jour de l’existence d’un programme de l’Etat qui facilite l’accès des jeunes aux services financiers. Il y souscrit et bénéficie d’un prêt qui lui permet de payer du bois et de commencer à travailler. Lors du remboursement, la directrice de l’institution financière, l’informe qu’un autre programme avait été créé spécialement pour les artisans et qu’il pourrait en bénéficier. Le jeune sculpteur accepte donc et reçoit un financement de 300 000 Fcfa. Le déclic.
« C’était un endroit abandonné, plein d’immondices et d’herbes à qui j’ai redonné vie »
Les fonds étant désormais acquis, il se lance à la recherche d’un endroit où il peut enfin laisser libre cours à son imagination débordante et à son talent.
« J’ai longtemps cherché l’endroit idéal. Un jour en 2015, en passant sur la voie d’Amoutivé, j’ai vu cet endroit. C’était à la fois une sorte de dépôt d’ordures et de petite forêt où poussaient des herbes hautes et des arbustes. Il y avait une planche qui obstruait l’entrée. Je me suis faufilé à l’intérieur à l’aide d’une machette et j’ai tout de suite décidé que ce sera mon site ».
A la question de savoir pourquoi avoir choisi cet endroit qui n’était pas vraiment ce que l’on pouvait espérer de mieux pour un atelier, il répond l’air enjoué : « J’aime transformer ce que les autres trouvent gâté ou pourri pour leur montrer qu’ils ont tort ».
Facile à dire. L’aménagement du site lui prendra 8 mois, au cours desquels, la configuration des lieux se dessine peu à peu dans son esprit.
Mû au départ par l’idée de réaliser un centre destiné à aider les jeunes défavorisés, Steven se décide d’abord à contacter ses anciens camarades du Village Artisanal, qui comme lui, étaient à la maison après leur cursus de formation. L’ancien apprenti encourage, motive, harangue et finit par se découvrir un talent insoupçonné de leader.
Progressivement, ses amis adhèrent et rejoignent. Les idées se précisent. Les ateliers se créent dans une atmosphère conviviale. Ci et là, l’ancienne « forêt » prend des allures d’un pôle artisanal où émergent des ateliers.
« J’ai rejoint Steven dès qu’il m’a contacté et m’a expliqué son idée », raconte Atobian Yaovi, créateur de la marque Ayaov Batik. « Je l’ai trouvée géniale et j’ai trouvé que ce serait une bonne chose afin de regrouper nos connaissances acquises lors de nos apprentissages », conclut-il.
Akogogna Amélia, en apprentissage à Tayé Tayé, et seule fille du centre, confie : « J’ai toujours rêvé de faire de la sculpture, faire le métier des hommes. J’aime polir, poncer et créer, donc lorsque j’ai vu le centre, j’ai tout de suite demandé à l’intégrer et j’ai été accueillie comme s’ils me connaissaient toujours ».
Au moment de baptiser son sérail, Steven, revanchard, le nomme « Village d’Art Tayé Tayé ».
« Tayé Tayé vient de l’éwé « Ayé », qui signifie à la fois ruse et prudence. Je l’ai nommé ainsi parce que j’ai appris de mes expériences au Village Artisanal et dans ma vie en général. Je me sers de la ruse et de la prudence pour les nouer autour de moi comme un pagne afin de ne plus commettre les mêmes erreurs ou me faire avoir ».
Aujourd’hui Steven a plus de 600 œuvres à son actif, réalisées dans divers types de bois (acacia, acajou, ébène, teck…). Il travaille également avec des institutions gouvernementales et privées qui lui commandent des œuvres et des prix pour des festivals et des concours. Certaines de ses créations ont été même exposées dans la sous-région et en Europe.
« D’ailleurs, ajoute-t-il, le nom du centre changera bientôt. Une association (Perle du monde) aura bientôt un partenariat avec nous pour vendre et exposer quelques-unes de nos plus belles œuvres en Europe. Donc son nom s’associera au nôtre sur tous nos produits ». Visionnaire.
« Que les autorités valorisent l’art et multiplient les centres de ce type sur le territoire »
A la fin de cette passionnante immersion dans son monde, Steven généralement gai, prend un air sérieux et lâche : « J’espère que les autorités liront ce message. Si j’avais le pouvoir de le faire, je multiplierai ces centres partout au Togo, au moins dans les 5 régions du pays, et je ferai en sorte qu’après 5 ans dans un centre, que l’effectif soit renouvelé. Des jeunes sont en attente. Donnez-leur les moyens de montrer ce qu’ils savent faire et c’est tout l’artisanat togolais qui en sortira grandi. Pour ma part, j’en aiderai autant que je pourrai grâce à Tayé Tayé et Dieu faisant, la misère, le crime et le banditisme ne toucheront plus autant la jeunesse ».
Octave A. Bruce