(Togo First) - Dans la vie de Gervais Koffi Djondo, il n’y a pas que les affaires. Fondateur d’Ecobank et d’Asky, le Togolais n’a jamais cessé de parler de l’Afrique et de sa vision de l’entrepreneuriat africain. D’ailleurs, c’est l’Afrique qui vient de faire sortir l’entrepreneur togolais de sa retraite.
La semaine dernière, Gervais Koffi Djondo, le célèbre fondateur d’Ecobank et de la compagnie aérienne Asky est sorti de sa retraite. Après avoir décidé, il y a quelques années, de prendre du recul par rapport au monde des affaires, le Togolais viens de publier « L’Afrique d’abord ». Plus que de simples mémoires, le livre donne des détails sur la vision de l’homme d’affaires pour un entrepreneuriat qu’il rêve toujours au service du continent. La publication de l’ouvrage a suscité de nombreuses réactions, majoritairement dithyrambiques. Rien d’étonnant, quand on connait le parcours de Gervais Koffi Djondo.
« J'aime notre continent et je souhaite qu'il se réveille.»
Véritable monument africain, l’octogénaire togolais a réussi partout où il est passé, grâce à une rigueur quasiment génétique.
Amoureux du continent
« J'aime notre continent et je souhaite qu'il se réveille. Je désire que l'Afrique entre dans un réel concert du développement ». Pour lui, malgré les nombreux problèmes du continent, les Africains sont plus que jamais capables de changer les choses et de rayonner. Pour cela, la première condition est de travailler ensemble. « Il nous appartient de faire avancer les choses. Je pense en premier lieu à l'intégration africaine. C'est pour cela qu'Ecobank est une banque panafricaine et qu'Asky est une compagnie aérienne panafricaine. Tant que l'Afrique ne comprendra pas l'importance de son union, elle ne fera que reproduire le schéma colonial des Etats dont les économies sont peu développées et qui se contentent de faibles échanges commerciaux entre eux », assure Gervais Djondo.
Présent pendant plusieurs décennies aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public, le Togolais a pu observer dans leurs moindres détails les différents obstacles au développement africain, notamment dans la gestion d’Asky, la compagnie aérienne qu’il a créée.
« Je pense en premier lieu à l'intégration africaine.»
«Le panafricanisme pour moi, ce sont des actions concrètes. Les grosses compagnies aériennes dans le monde se regroupent. Mais les pays africains continuent de créer de petites compagnies par égoïsme national. » En dehors de l’intégration, l’un des principaux problèmes du continent est, selon le Togolais, le manque de rigueur.
Un rigoriste nommé Koffi Djondo
Tous ses proches sont unanimes. Le trait de caractère qui caractérise Koffi Djondo est sa rigueur, envers lui-même, puis envers les autres. L’un des épisodes les plus caractéristiques de ce trait de caractère est intervenu en 1964. Le Togolais est alors directeur général de la caisse d’allocations familiales, actuelle caisse nationale de sécurité sociale. « J’avais installé une pointeuse (horloge permettant de marquer l’arrivée des salariés ; ndlr), la première du pays dans le secteur parapublic. Dans mes services, j’avais l’épouse du vice-président et des femmes de ministres. Pointer leur posait problème. On m’a interpellé à ce sujet. J’ai répondu que, même moi, je pointais tous les jours. À l’époque, les militaires s’amusaient dans les entreprises, ils obligeaient les gens à recruter leurs maîtresses. Chez moi, non. Ces pratiques ne passaient pas et je l’ai clairement signifié en déclarant à ces messieurs : venez m’arrêter si vous voulez ».
Cette rigueur, le fondateur d’Ecobank l’a héritée de son père. En effet, durant son enfance, l’entrepreneur togolais a reçu une éducation tellement stricte qu’il l’évoque parfois en la qualifiant de prussienne. « J’ai grandi au Togo, dans la région d’Aného. Je n’ai pas eu une enfance comme celle de tout le monde », confie le fondateur d’Asky.
« Je n’ai pas eu une enfance comme celle de tout le monde »
« Je suis fils unique et c’est mon père qui m’a élevé. Grand commerçant, il appartenait à la génération des Allemands qui ont colonisé le Togo. Il était très dur. Quand il prenait ses repas, je devais rester les bras croisés en face de la table, pour ramasser les miettes qui tombaient, ou apporter ce dont il avait besoin. Quand je me mettais à somnoler, j’avais chaud ! Très chaud ! Une fois alors que je somnolais, il m’a mis à genou sur des coques de palmiste. J’avais les genoux en sang »
Et ce n’était pas tout. « Sortir m’était interdit. Je ne quittais la maison que pour aller à l’école, où mon père m’accompagnait. Et le dimanche, j’allais à la messe avec lui. Il me tenait par la main et ne tolérait pas que je m’éloigne », se souvient Gervais Kofi Djondo. Malgré tout, l’entrepreneur ne regrette rien. D’ailleurs, il ne semble pas vraiment en vouloir à son père qui lui a enseigné la rigueur qu’il cultive depuis cette période. « Sans vouloir entrer dans les discussions actuelles en Europe ou aux États-Unis sur les punitions et les fessées qu’il ne faudrait plus donner aux enfants, je pense que c’est une grave erreur de ne pas réprimander. Un enfant ne peut pas ne pas être puni : il doit savoir que s’il fait telle ou telle bêtise, il sera sanctionné », explique Gervais Koffi Djondo.
Né au Togo, près de la frontière béninoise.
Le fait que ces épisodes aient forgé son caractère a sans aucun doute permis au Togolais de réaliser le parcours qu’on lui connait, et qui vaudra à la bourgade où il nait le 04 juin 1934, d’être rebaptisée, en son honneur, Djondo Condji (Terre de Djondo).
Les années syndicales
Après un parcours scolaire passé au Bénin voisin, Gervais Koffi Djndo se rend au Niger, au début des années 1950. Il y est engagé comme expert-comptable à la Régie générale des chemins de fer et travaux publics du Niger. Son efficacité impressionnent tellement les cadres de l’administration coloniale qu’il est nommé directeur administratif et financier de la société française de transport Sotra. « J’ai découvert la situation déplorable des travailleurs nigériens. Bien que cadre, je me suis inscrit dans un syndicat (la confédération française des travailleurs chrétiens ; ndlr), avec pour objectif d’aider mes frères africains maltraités au sein de l’entreprise ».
Koffi Djondo affiche alors son soutien aux syndicalistes nigériens, ce qui finira par le faire renvoyer de la société française Sotra. Cet épisode sèmera en lui les graines d’un panafricanisme qui ne le quittera plus jamais. Il décide de rentrer au Togo. Mais au moment de son départ, l’administrateur de la ville de Niamey, un socialiste français, lui propose de s’inscrire à l’Ecole nationale de la France d’outre- mer, à Paris. Pendant ce temps, Sylvanus Olympio dirige le Togo indépendant. Son admistration subit alors l’opposition farouche de son beau-frère Nicolas Grunitzky. Parmi les membres du parti de ce dernier, se trouve Nicolas Djondo, l’oncle du futur fondateur de Ecobank. « Je suis informé du fait que le président Olympio demande avec insistance que je sois exclu de l’Ecole. Ce qui embarrasse les autorités françaises. Je suis reçu par le président de Gaulle qui me rassure et je me vois offrir une bourse. Mais je vais plutôt m’inscrire à l’Institut des sciences sociales du travail. J’y passe un an de 1962 à 1963. Après le coup d’Etat qui entraîne la mort d’Olympio, Nicolas Grunitzky est installé au pouvoir et il obtient mon retour à l’Ecole nationale de la France d’outre-mer. Ce qui me permet d’obtenir mon diplôme. »
Après l’obtention de son diplôme, Gervais Koffi Djondo obtient un poste au service du personnel de la compagnie aérienne UTA. « Je n’y reste pas longtemps, car au cours d’un séjour à Paris, le président Grunitzky décide de me ramener avec lui au Togo, où je suis nommé directeur général de la caisse d’allocations familiales», se rappelle-t-il. A la tête de la future caisse nationale de sécurité sociale, il crée le régime des accidents de travail, la retraite obligatoire, la pension vieillesse. Grâce à sa rigueur, Koffi Djondo réussit à imposer de nombreux changements à l’intérieur du service qu’il dirige. A tel point que Yassingbé Eyadema, une fois arrivé au pouvoir, décide de lui donner davantage de responsabilités. « Ce militaire, que je ne connaissais pas, me convoque un jour pour m’annoncer qu’il souhaite que je mette de l’ordre dans les services de la préfecture de Lomé. Il me nomme préfet de la capitale, fonction que je cumule avec celle de directeur de la CNSS », raconte Koffi Djondo.
Encore une fois, son travail est impressionnant. En 1973, il est nommé président du conseil économique et social. Il quittera rapidement cette fonction pour diriger la filiale togolaise du groupe français Scoa. En 1975, il est élu président de la chambre de commerce et d’industrie du Togo. En 1985, il est nommé ministre de l’Industrie et des Sociétés d’Etat. En 1978, en rejoignant un regroupement de chambres de commerce de certains pays anglophones d’Afrique, il crée la fédération des chambres de commerce d’Afrique de l’Ouest. « Je regardais du côté des pays anglophones. Ils avaient une fédération qui regroupait le Nigeria, le Ghana, la Sierra Leone, la Gambie, etc. Avec les présidents des chambres de commerce de Côte d’Ivoire et du Sénégal, nous avons alors adhéré à cette fédération », explique-t-il. C’est d’ailleurs au sein de cette institution que nait l’idée de créer Ecobank.
Ecobank et Asky, les joyaux d’une carrière
Après la création de la fédération des chambres de commerce d’Afrique de l’Ouest, Gervais Koffi Djondo rencontre Adeyemi Lawson, le président de la Chambre de commerce et d’industrie du Nigeria. Le Togolais ne le sait pas encore, mais cette rencontre sera déterminante pour son avenir. Les deux hommes se lient d’amitié, peut-être parce qu’ils ont en commun leur panafricanisme et le désir d’accompagner les entrepreneurs africains.
De la rencontre entre Gervais Koffi Djondo et le Nigérian Adeyemi Lawson va naître Ecobank.
D’après les deux amis, le financement est l’une des principales pierres d’achoppement des entreprises du continent. Ils décident alors de créer une banque panafricaine. « C’est au sein de la fédération qu’est née l’idée de fonder une banque panafricaine. Lawson et moi avons pris en main le dossier d’Ecobank. Nous nous sommes fait le devoir d’aller rencontrer tous les chefs d’Etat de la sous-région, même si nous voulions que le projet soit entièrement privé. Nous ne voulions pas l’argent des Etats. Lorsque nous avons rencontré le président ivoirien Houphouët-Boigny, il était tellement enthousiaste qu’il nous a accompagnés sur le perron du palais et a déclaré, devant la presse, que c’était la première fois qu’il voyait des Africains lui présenter un projet sans lui demander d’argent ».
Les membres de la fédération des chambres de commerce créent alors Ecopromotion, une société de dotée d’un capital de 500 000 dollars, dont l’objectif est de réaliser les études de faisabilité du projet. Gervais Koffi Djondo et Adeyemi Lawson définissent ensuite les bases de la structure du capital de la future banque. A la recherche d’un équilibre entre régions anglophones et francophones, ils s’arrangent pour que le Nigeria et la Côte d’Ivoire, les têtes d’affiche de la CEDEAO, aient la même part dans le projet. Mais bientôt les écueils vont commencer à se dresser sur la route du projet. Le premier est politique. « Alors que je suis au Sénégal avec Adeyemi Lawson pour rencontrer le président Abdou Diouf, je reçois à 2 heures du matin un appel du président ivoirien qui insiste pour que je vienne le voir quelques heures plus tard. Il me dit qu’il envoie son avion me chercher et que nous prendrons le petit déjeuner ensemble. Il insiste aussi pour que je vienne seul, sans mon ami. A notre rencontre, il me dit qu’il faut que le projet soit seulement pour la zone franc. Je lui explique que le projet est censé couvrir toute la CEDEAO. C’est seulement quelques jours plus tard que j’ai compris qu’un banquier français était venu de Paris à Abidjan, pour rencontrer le président.» Comme l’expliquera, bien des années plus tard, Koffi Djondo dans une interview « les intérêts financiers français représentent 99 % du marché en Côte d’Ivoire », ce qui explique l’approche proposée au président ivoirien.
Le second obstacle sera la levée des fonds nécessaires à la création de la banque. Gervais Koffi Djondo et Adeyemi Lawson doivent lever 50 millions de dollars. Grâce à 1200 actionnaires issus de 14 pays, ils atteignent 36 millions de dollars. Mais par la suite, ils se heurtent au refus de collaborer de nombreuses banques françaises et même à celui de Tewolde Gebremariam, le PDG d’Ethiopian Airlines. « Nous nous sommes alors tournés vers Citibank, qui nous a proposé une équipe et en moins d’un an, nous avons monté la banque », explique Gervais Koffi Djondo. Ecobank voit le jour en 1985. Grâce à une croissance rapide, en un peu plus de 25 ans, la banque s’est établie dans 33 pays africains et a employé 18 000 personnes de 40 nationalités différentes. De 2007 à 2012, son chiffre d’affaires est passé de 544 millions à 1,75 milliard de dollars.
« La disparition d’Air Afrique a été une catastrophe pour l’économie régionale ».
Fidèle à ses ambitions panafricanistes, Ecobank recrute « de jeunes Africains venant de tous les pays ». Comme l’expliquent des experts de la finance, « dès le début, Ecobank s’est donné pour mission de bâtir une nouvelle Afrique. Cela a donné à ses employés le sentiment que leur but était bien plus que de faire de l’argent. La banque recherchait des personnes qui correspondaient à cette culture et avaient la passion de faire la différence en Afrique... On les appelait Ecobankers, pour souligner que travailler à Ecobank, c’était spécial ».
Le succès d’Ecobank va pousser des politiques africains, à la recherche d’un homme pour piloter le projet d’une compagnie aérienne panafricaine, à se tourner vers le Togolais. « La disparition d’Air Afrique a été une catastrophe pour l’économie régionale. Pour aller de Lomé à Niamey, il faut prendre la route et vous arrêter à Ouagadougou… Le besoin d’un service aérien existait ». Charles Konan Banny, alors gouverneur de la BCEAO et Thomas Yayi Boni, qui était encore directeur général de la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), exposent à Gervais Koffi Djondo l’idée de créer une compagnie aérienne panafricaine.
« C’était après la rencontre des présidents Laurent Gbagbo et Abdoulaye Wade avec le PDG d’Air France au siège de la compagnie. Charles Konan Banny avait été chargé de suivre le dossier de la compagnie par les deux présidents », se souvient le Togolais. Mais malgré les nombreuses sollicitations, ce dernier reste d’abord ferme. Après plusieurs rejets, il finit par accepter et se met à étudier le dossier de création de la compagnie. « Je me suis plongé dans les détails et j’ai vu qu’ils voulaient refaire Air Afrique, c’est-à-dire une compagnie francophone. J’ai décidé de tout revoir et d’élargir le projet aux anglophones », explique le fondateur d’Ecobank.
Servan Ahougnon