(Togo First) - Avec plus de 60 milliards $ investis dans le secteur privé africain depuis sa création et un portefeuille d’engagements actuels de 13 milliards $, la Société financière internationale (SFI) est à la croisée des chemins sur un continent qui traverse, comme l’économie mondiale, de grandes crises. Dans une conjoncture aussi difficile, l’institution, filiale du groupe de la Banque mondiale, qui a, ces dernières années, accentué sa présence africaine depuis l’arrivée de Maktar Diop à sa tête, veut jouer les premiers rôles dans le financement du développement sur le continent en général et plus particulièrement au Togo.
Sécurité alimentaire, zones industrielles, transition énergétique, PME, commerce intra-africain ou plus récemment l’événementiel, etc., Sergio Pimenta, le patron Afrique de l’institution, s’est prêté aux questions de l’Agence Ecofin-Togo First, en marge de Africa financial industry summit (AFIS) qui s’est tenu à Lomé.
Togo First (TF) : Nous venons juste de boucler le sommet sur les industries financières en Afrique à Lomé. Est-ce un sommet de plus ? Que représente cet événement pour vous ?
Sergio Pimenta (SP) : C'est une opportunité assez intéressante. Nous avons vu qu'il y avait une demande pour ce genre de sommet. Le constat est qu’il n'existait encore aucune conférence qui soit focalisée sur les institutions financières et de façon holistique. Certes, on avait des sommets sur les assurances, les banques, ou d’autres secteurs de la finance, mais il n'existait pas un seul qui couvre l'ensemble des institutions financières.
Quand vous voyez le niveau de participation, le nombre de participants, et la qualité des intervenants - le nombre de gouverneurs de banques centrales, les ministres des Finances, présidents et responsables de grands groupes financiers - clairement, on avait raison.
Les institutions financières jouent un rôle absolument crucial dans la transformation du continent africain. Elles sont elles-mêmes en pleine transformation en ce moment. C'était donc très opportun d'avoir ces échanges et ce furent des échanges très francs.
Qu'est-ce que cela implique pour les institutions financières africaines ? Être prêtes pour les années à venir pour aider à avoir une Afrique plus résiliente. Je pense que ce forum a été un grand succès parce que nous avons pu répondre aux attentes réelles des acteurs du secteur.
TF : A la crise sanitaire qui a mis l'économie mondiale aux arrêts s'est ajouté le conflit russo-ukrainien. Le secteur privé africain est l'un des plus touchés par cette succession de crises. Quels enseignements tirez-vous de ces crises ?
SP : Nous sommes dans un monde de plus en plus incertain et aussi turbulent. Dans ces conditions, il est très important d’avoir un continent résilient. Il n'est pas facile d'éviter une crise, mais il est important de se préparer et d'être résilient de manière à mitiger les effets et surtout, de pouvoir rebondir le plus vite possible.
Comme le reste du monde, l’Afrique a beaucoup changé pendant cette période. Il y a une accélération de la numérisation qui est évidente, beaucoup de changements dans les modes de consommation, d'investissement, les modes de vie. Il a fallu que les entreprises du secteur privé s'adaptent à toutes ces mutations. En même temps, vous avez des gouvernements qui font de plus en plus face à des situations difficiles au niveau fiscal, et de l’endettement. Il était important d'aider le secteur privé à jouer son rôle, à apporter le complément nécessaire pour poursuivre le développement du continent.
TF : Comment la SFI soutient-elle les pays africains et leurs secteurs privés à sortir la tête de l’eau ?
SP : En tant qu'institution de développement, nous avons pris un certain nombre de mesures pour aider le continent africain et le secteur privé africain à tenir le coup pendant ces crises et à se relancer.
Pour la première crise, la crise sanitaire, nous avons mis en œuvre un programme, à l’échelle mondiale sur trois phases, doté d’une enveloppe initiale de 8 milliards $. Ce programme a contribué à apporter très rapidement de la liquidité aux entreprises africaines.
Sa première phase a permis de fournir 1 milliard $ de liquidités au continent pour aider, dès mars 2020, les entreprises impactées à faire face à la crise. Ensuite, nous avons mis en œuvre deux autres phases de résilience et de reconstruction, pour notamment préparer la sortie de crise.
TF : Ces crises répétitives ne sont pas sans conséquence pour la sécurité alimentaire en Afrique. Le secteur agricole est mal financé, les banques locales très frileuses. Quelles sont les solutions que propose une institution multilatérale de développement comme la vôtre ?
L'Afrique consomme du blé et d’autres céréales qui sont importés, alors qu’il existe des céréales, que ce soit le mil, le sorgho ou le fonio, qui peuvent être produits sur place. Il est important d'accélérer l'approvisionnement de l'Afrique par l'Afrique.
SP : Nous avons lancé une initiative de 6 milliards $ au niveau mondial en réponse à la crise alimentaire en Afrique. On vient de l'annoncer, c’est en cours de déploiement. Bien que cette enveloppe ne soit pas allouée par région, nous voulons surtout et avant tout, nous focaliser sur l'Afrique qui est très touchée par cette crise.
Le but de cette facilité est d'accélérer nos interventions de manière à ce que nous puissions déployer plus rapidement des fonds en Afrique. Avec ces financements, nous entendons mettre le curseur sur les besoins prégnants de l’heure, mais pas que.
Comme vous le savez, la guerre en Ukraine a fortement perturbé l'accès aux engrais dans le monde et particulièrement pour l'Afrique. Nous sommes en train de relancer un certain nombre d'initiatives. Nous travaillons par exemple avec l'entreprise marocaine OCP [Office chérifien des phosphates, Ndlr] sur le déploiement d'un certain nombre d'initiatives pour accélérer la distribution d'engrais sur le continent. C’est un point qui est très important pour nous.
Nous regardons également les aspects liés à la logistique dans la chaîne agroalimentaire. Parce qu'avec les perturbations actuelles, c'est moins facile aux consommateurs d'avoir accès aux céréales et aux produits alimentaires. Il y a donc toute une composante logistique dans notre stratégie pour aider à améliorer l’acheminement des produits d'un marché à l'autre.
Nous voulons accroître tout ce qui est commerce intra-africain, tout ce qui est approvisionnement de l'Afrique par l'Afrique, pour soutenir le continent à devenir plus résiliente, plus autosuffisante en matière alimentaire.
Un autre volet sur lequel nous voulons aussi travailler, c'est les modes de consommation. L'Afrique consomme du blé, et d’autres céréales qui sont importés, alors qu’il existe des céréales, que ce soit le mil, le sorgho ou le fonio, qui peuvent être produits sur place. De plus, le continent a de très grandes surfaces de terres arables qui ne sont pas cultivées. Il y a des possibilités de les développer. Il est important d'accélérer l'approvisionnement de l'Afrique par l'Afrique. C’est à juste titre que nous avons lancé une initiative pour le commerce international africain pour aider les entreprises africaines à exporter d'un pays africain à l'autre.
TF : En Afrique, encore 600 millions de personnes sont sans électricité. Face aux contingences climatiques, le défi est encore plus colossal. La SFI avait lancé l'initiative Scaling solar pour accompagner notamment les pays africains. Est-ce des effets d'annonce ? Où en est cette initiative ?
SP : Non, non. Ce sont des programmes réels, des programmes qui ont un vrai impact sur la vie de nombreux Africains. Ce que nous faisons avec le Scaling solar, c'est de standardiser le développement de l'énergie solaire en Afrique.
On s'est rendu compte qu'un des défis pour développer des parcs solaires, c’est que les pays avaient des réglementations différentes, chaque investisseur avait des demandes différentes, chaque compagnie d'électricité des spécificités différentes. Alors on a essayé d'arriver à travailler avec nos amis de la Banque mondiale et de la Miga [tous du Groupe de la Banque mondiale, Ndlr] sur un produit conjoint où on standardise les documentations entre l'entreprise d'électricité et celle qui fournit l’infrastructure solaire. Ensuite, on accompagne ce mouvement avec une couverture partielle du risque par des interventions de notre côté. Ceci permet ensuite de faire des appels d'offres et d'attirer des investisseurs dont certains n'avaient jamais investi en Afrique et de réduire drastiquement les délais de construction et les coûts.
C’est un schéma qui permet une vente à la compagnie de distribution à des coûts historiquement bas. Le Scaling solar a déjà été déployé en Zambie avec un franc succès. Ensuite, nous avons pu le répliquer au Sénégal et en Ethiopie. Nous avons d'autres projets actuellement en cours, au Togo, au Niger, ou encore en Côte d'Ivoire. On commence à avoir un bon nombre de partenaires.
TF : C’est donc un appui technique et pas financier ?
SP : C'est l'ensemble. C'est une solution clé en main. La SFI propose aux gouvernements une approche standardisée qui veut schématiquement dire : voilà le type de documentation dont vous allez avoir besoin, voilà le type d'investisseurs que vous pouvez attirer, voilà les aspects techniques (les appels d'offres, etc.). On les aide à mettre en œuvre l'appel d'offres. Ensuite la SFI qui finance et mobilise les financements pour ces parcs.
TF : Les marchés sont différents. Votre approche prend-elle en compte les différences, les spécificités des marchés ?
SP : C'est le défi de la standardisation. On essaie d'arriver avec un produit suffisamment standardisé pour attirer des investisseurs de qualité. Parce que les investisseurs, sachant que le produit est standardisé, sont plus confiants et prêts à faire des offres beaucoup plus intéressantes pour les pays. En même temps, il y a toujours une composante locale en fonction de la taille du projet, de la santé financière de la société de distribution. Le fait qu'on ait été capable de prendre un modèle déployé dans un pays pour le répliquer rapidement ailleurs est la preuve qu’il peut y avoir une certaine standardisation et que cela peut fonctionner. Scaling Solar est une composante importante de ce qu'on fait, mais c'est une partie de notre combo.
Par exemple, pour les pays africains qui sont très très grands, avec des populations très espacées, nous développons actuellement un programme similaire de distributions hors réseau principal (offGrid). On a commencé en RDC, il y a quelques mois. Et je pense qu’on va pouvoir le déployer de façon similaire dans d'autres pays à forte démographie, de façon similaire.
TF : La SFI a financé récemment la société de distribution de gaz domestique, Sodigaz. La SFI est-elle définitivement pour un mix énergétique ?
SP : Sodigaz est une entreprise qui fait de la distribution de bouteilles de gaz aux ménages, leur permettant de remplacer des solutions qui ne sont pas très sûres, avec un gros impact sur l'environnement par des solutions plus soutenables. C'est une problématique différente. En Afrique, dans de nombreux pays, malheureusement, beaucoup de ménages n'ont pas le choix, et sont contraints de couper du bois pour cuisiner. Cela a, à la fois, un effet environnemental négatif, des risques de santé, et d'incendie, etc.
Ici, on essaie d’aider à remplacer l’utilisation du bois de chauffe dans les foyers. Il ne s'agit pas de gaz au sens du gaz utilisé pour générer de l'électricité.
TF : Quid du mix énergétique, quelle est votre position ?
SP : Tout à fait. La SFI continue de financer des projets dans le cadre d'une transition énergétique propre, y compris des projets de gaz ou de centrales à gaz. La priorité pour l'Afrique, c'est de parvenir à fournir de l’énergie aux populations et aux entreprises. Et même si je suis très confiant qu'il y a une accélération de l'énergie solaire, de l'énergie éolienne, de l'hydraulique, d'énergies propres, je pense qu’on peut aller encore plus vite, mieux que les prévisions. Pendant cette période de transition, le gaz va jouer un rôle.
TF : Plusieurs pays de votre portefeuille se sont lancés ces dernières années sur des chantiers d’industrialisation, notamment avec la PIA au Togo ou la GDIZ au Bénin. Comment percevez-vous cette dynamique ? Comment la SFI compte-t-elle accompagner une telle dynamique ?
La SFI a fait une étude sur le textile en Afrique de l'Ouest qui montre qu’il y a un potentiel énorme pour asseoir une industrie, non pas du coton, mais une industrie qui va du coton jusqu'à la mode, c’est-à-dire toute la chaîne de valeur.
SP : J'ai visité certaines de ces zones, que ce soit ici au Togo ou dans les pays voisins. Je pense que c’est important pour l'Afrique d’être résiliente et d'avoir un développement tourné vers l'Afrique. Les parcs industriels jouent un rôle très important dans l'industrialisation.
Du côté de la SFI, nous sommes tout à fait partants pour soutenir ces parcs en développement. D’ailleurs, nous avons déjà soutenu au Ghana, LMI Holdings [qui opère la zone industrielle de Dawa, Ndlr]. Et qu'est-ce que vous avez dans ce parc ? Vous avez l'approvisionnement en électricité qui est fourni de façon continue et sûre, des facilités logistiques pour l’accès aux matières premières dans le pays afin de les transformer, les exporter ou les vendre en produit fini sur les marchés domestiques. C’est toute une dynamique que nous encourageons. A juste titre, la SFI a fait une étude sur le textile en Afrique de l'Ouest qui montre qu’il y a un potentiel énorme pour asseoir une industrie, non pas du coton, mais une industrie qui va du coton jusqu'à la mode, c’est-à-dire toute la chaîne de valeur.
Ici en Afrique de l'Ouest, au lieu d'exporter du coton brut, on peut commencer déjà une première phase de transformation, ensuite envisager de faire du textile et enfin aller vers une vraie industrie vestimentaire. Ici en Afrique de l'Ouest, nous avons financé les entreprises de textile. Nous les mettons aussi en contact avec les autres entreprises que nous connaissons dans ces zones industrielles. Ici au Togo, nous sommes en discussion avec les industriels pour les soutenir et espérons pouvoir le faire rapidement, parce que cela peut avoir un très grand impact.
TF : La SFI a annoncé, il y a deux ans environ, son intention d'orienter sa stratégie vers les PME. Vous avez même rencontré les femmes du Grand marché de Lomé, à cet effet. Pourquoi une telle ambition peine-t-elle à se mettre en place ? Où en êtes-vous aujourd'hui ?
Au Togo, nous avons travaillé avec des banques, partenariat qui a permis de mettre en place plus de 600 prêts pour accompagner des petites et moyennes entreprises togolaises.
SP : Nous sommes dans une phase d'accélération depuis plusieurs années. La pandémie nous a aussi aidés à aller encore plus vite que prévu. En Afrique, il faut créer de l'emploi. Et pour créer de l'emploi, il faut soutenir les petites et moyennes entreprises. Il y a à peu près un an et demi, nous avons annoncé une alliance pour l'entrepreneuriat en Afrique. Dans ce cadre, un certain nombre d'instruments ont été déployés depuis deux ans pour aider les petites et moyennes entreprises. Au Togo, nous avons travaillé avec des banques, partenariat qui a permis de mettre en place plus de 600 prêts pour accompagner des petites et moyennes entreprises togolaises.
Avec l'Alliance, nous voulons aller plus loin. D’autre part, la SFI a lancé une initiative pour le commerce intra-africain, dotée d’une enveloppe d'un milliard $. Beaucoup de petites entreprises devraient en bénéficier. Aussi, sommes-nous convaincus qu’au-delà du secteur bancaire traditionnel, il faut regarder les nouvelles technologies, tout ce qui permet une inclusion financière, et accélère l'accès aux financements pour les petites et moyennes entreprises.
TF : On parle de plus en plus de champions locaux dans notre pays. Cette question est-elle sensible à la SFI, en lien avec ces nouvelles transformations économiques en cours ?
Notre schéma, c'est de prendre les micro-entreprises, de les transformer en petites, les petites en moyennes et les moyennes en grandes.
SP : Pour qu'une économie se développe de façon équilibrée, il faut un continuum, des micro-entreprises aux grandes entreprises, une part d'entreprises nationales, régionales et étrangères. Nous voyons que les entreprises étrangères peuvent apporter du capital, de la connaissance. Les entreprises locales, quant à elles, ont évidemment une bien meilleure connaissance du marché local. Elles ont une capacité à se développer rapidement et de façon durable. Ce sont encore elles qui peuvent créer le plus d'emplois. Il est donc important de les soutenir. A la SFI, nous les avons soutenues et nous continuons de le faire.
Traditionnellement, on est plus visible lorsque nous finançons les projets des grosses entreprises, pas forcément quand il s’agit des petites entreprises, car celles-ci semblent moins visibles. Mais j’insiste : les petites et moyennes entreprises (PME) font partie de notre stratégie. Nous avons un programme dédié aux Champions pour les entreprises de toute taille. Ce programme aide surtout les petites entreprises ou les moyennes entreprises à se préparer pour pouvoir accéder au financement bancaire et au financement de la SFI.
Les petites entreprises n'ont pas encore la gouvernance, n'ont pas des systèmes qui sont suffisamment solides pour aller lever des fonds de façon conséquente. Notre schéma, c'est de prendre les micro-entreprises, de les transformer en petites, les petites en moyennes et les moyennes en grandes. Dès lors, tout le monde grandit et contribue à l'économie.
Propos recueillis par Fiacre E. Kakpo