Entre manne financière et fléau social, le double visage des jeux de hasard au Togo

Gouvernance économique
mercredi, 10 janvier 2024 10:26
Entre manne financière et fléau social, le double visage des jeux de hasard au Togo

(Togo First) - L'année dernière, un événement majeur a positionné la Loterie Nationale Togolaise (LONATO) sous les projecteurs internationaux : son investissement dans un fonds d'Africa 50, en compagnie de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS) et d'autres poids lourds africains. Cet investissement stratégique s'est lu comme un pari sur l'avenir, une mise jouée sur le tapis vert du développement des infrastructures africaines. Mais derrière le vernis de cette ambition, la LONATO, et par extension les jeux de hasard, en tant que pilier fiscal incontesté au Togo, pose une question brûlante : est-il possible de réconcilier le poids économique colossal de cette institution, véritable aubaine de revenus pour l'État, avec les inquiétudes grandissantes sur ses répercussions, parfois toxiques, sur une jeunesse togolaise exposée et fragile ?

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Entre richesse d'État, péril social et arbitrage complexe face à une manne confortable 

"Interdire les jeux de loterie et de hasard, qui même dans les discussions entre autorités reviennent insistantes comme un quasi opium de la jeunesse"? Cette question épineuse se dissout presque d'elle-même devant les 22 milliards de FCFA d'Impôts sur les sociétés (impôts payés sur son bénéfice) et les près de 20 milliards en dividendes que la LONATO a versés à l'État entre 2020 et 2023. De loin, l’institution qui rapporte le plus à l’État sur ces deux aspects, la LONATO se positionne comme un pilier incontournable des recettes, sans compter les autres contributions de la maison des jeux de hasard, qui en détient le monopole de l'organisation en territoire togolais. D’après les chiffres disponibles, en 2021, l'entité avait généré 96,6 milliards FCFA contre 87,8 milliards FCFA en 2020, et 83,4 milliards FCFA en 2019. Ces chiffres sont bien supérieurs à ceux du Port autonome de Lomé, ou de l’UTB, qui avec la Lonato, forme le trio qui représente plus de 90% du chiffre d’affaires des sociétés d’Etat au Togo. 

Dans les arcanes du pouvoir, la contribution de la LONATO est une manne financière qui justifie sa présence, malgré les réticences morales qu'elle suscite parfois.

“La nécessité de mesures préventives et éducatives est plus pressante que jamais. Des programmes de sensibilisation dans les écoles, des campagnes dans les médias, et le soutien des institutions religieuses et communautaires pourraient jouer un rôle crucial dans la lutte contre ce fléau,” nous confie au détour d’une discussion un web activiste togolais.

Entre rêve et réalité, miroir de la société

Un trajet Lomé-Cotonou nous révèle une face de l’ampleur de la situation : le chauffeur de taxi, dans un arrêt impromptu, s'éclipse, le temps d'acheter un billet de loterie. À son retour, deux passagers, étouffés par cette chaleur atypique de décembre, s'insurgent contre ce qu'ils jugent être une perte de temps et “un manque de respect”. Le chauffeur, la quarantaine affirmée, se défend avec un brin d'irrationalité charmante : "C'est peut-être aujourd'hui ma chance. Je suis tombé sur une combinaison magique". Il caresse le ticket comme on lirait un horoscope, y cherchant les signes d'une fortune potentielle, avant de le ranger précautionneusement dans le coffre de sa vieille Carina II, dont le pronostic vital est fortement engagé. 

Dans le quartier de Telessou, à la périphérie de Lomé, cette même quête d'un destin meilleur trouve un écho chez Essohanam, mécanicien moto. Le jeune kabyè, pourtant chrétien évangélique bon teint, ne se prend plus qu’à rêver chaque matin d'une grande victoire à la loterie qui changerait sa vie. Et pour continuer à y croire, la foi est un allié de poids. 

"Chaque matin, en ouvrant mon atelier, je rêve de cette grande victoire qui changerait ma vie", confie-t-il, tournevis à la main, avec un mélange d'espoir et de résignation. Il y a quelques mois, Essohanam avait gagné une petite somme, de quoi acheter de nouveaux outils et pièces pour son atelier, nous relate-t-il, mais aussi alimenter sa croyance en une chance ultime. Malgré de petites victoires occasionnelles, il reconnaît être pris dans un cercle vicieux de gains et de pertes. "C'est peut-être demain...", espère-t-il, sans se départir de son optimisme prudent.

Ces anecdotes, à la fois pittoresques et révélatrices, dessinent le portrait d'une société togolaise où les jeux de hasard s'imposent comme une institution omniprésente, entre rêve et réalité, espérance et pragmatisme fiscal. 

“Chaque ticket vendu est un petit grain de sable qui contribue à construire l'édifice, le Togo” se défend un fonctionnaire de l’Etat. 

La fièvre des jeux de hasard au Togo : une addiction sans âge

Au Togo, la fascination pour les jeux de hasard dépasse les couches sociales. Elle touche presque toutes les franges de la population, y compris les milieux religieux, qui pour la plupart maintiennent le tabou, et parfois un double langage indicible. 

Dans les quartiers de Lomé, il n'est pas rare de voir un stand ou une boutique où s'agglutinent des personnes de tous âges. Sur une loque de tableau à peine lisible, griffonné de chiffres et de combinaisons, des hommes âgés, souvent retraités, scrutent les résultats, espérant décrocher le gros lot. D'autres achètent des exemplaires de "Togo Presse", où ils s'attèlent à analyser minutieusement chaque page à la recherche d'indices pour le prochain pari gagnant.

Pourtant, le jeu n'est pas sans conséquences désastreuses. De nombreux Togolais, séduits par l'appât du gain facile, y investissent parfois “tout” leur salaire. Certains, dans leur quête effrénée de richesse, injectent progressivement l'intégralité de leurs fonds de commerce. 

C'est le cas d’Abdoul, qui a entraîné le commerce familial de parfums du grand marché dans une spirale descendante depuis que sa mère s'est définitivement retirée, épuisée après des décennies de labeur acharné. Depuis qu'il a repris les rênes, ce jeune homme nouvellement marié, attiré par la promesse de gains rapides, a commencé à investir une grande partie des bénéfices du magasin dans les jeux de hasard. Progressivement, l'argent destiné à l'achat de nouvelles fragrances et au paiement des fournisseurs a été détourné pour alimenter sa passion grandissante pour les paris. Malheureusement, les pertes se sont accumulées, laissant le commerce jadis florissant dans un état précaire, avec des étagères de plus en plus vides et une clientèle en déclin.

Et ce n’est pas tout. L'addiction aux jeux de hasard est également un phénomène alarmant chez les plus jeunes : des jeunes, et même des étudiants, sacrifient leur argent de poche et, dans les cas les plus extrêmes, leur scolarité, au profit de ces jeux.

À Djidjolé, Dodji, étudiant en économie, raconte comment sa passion pour les paris sportifs a failli ruiner ses études. Commencés comme un loisir avec des amis, les paris sont rapidement devenus une obsession, le conduisant à négliger ses responsabilités académiques.

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 "J'ai commencé par parier de petites sommes 200 FCFA 500, 1000 FCFA, juste pour le fun avec mes amis", explique-t-il. "Mais bientôt, c'est devenu plus qu'un jeu. Je passais des heures à analyser les matchs, à parier presque tout mon argent de poche sur des faits de jeu : Nombre de buts, cartes jaunes, remplacements". Le tournant est survenu lorsque Koffi a raté un examen important, trop préoccupé par un pari. "C'était un réveil brutal. J'ai réalisé que je risquais mon avenir pour un rêve incertain", révèle le jeune étudiant qui, traversant la vingtaine, reconnaît continuer à jouer encore, mais quelques fois. 

Quand influenceurs et humoristes alimentent la ferveur des jeux

Alimenté désormais par la sphère de l'influence digitale, le phénomène des jeux de hasard, dans son ampleur actuelle, a franchi une nouvelle étape au Togo et aussi dans la sous-région - des pays comme le Bénin, le Nigeria, la Côte d’Ivoire, le Cameroun. Les influenceurs togolais et humoristes n'hésitent plus à en faire la publicité. Il est rare de visionner une vidéo d'humoriste togolais sans y déceler un code promo de 1xbet, placé subtilement, comme s'il s'agissait d'un produit ordinaire. Or, cette plateforme de paris sportifs en ligne, largement adoptée par la jeunesse, opère sans licence officielle dans le pays. Un manque à gagner significatif pour le gouvernement.

1xbet, en alimentant le secteur informel, crée une concurrence déloyale face à des entités régulées telles que la LONATO et son partenaire agréé Premier Bet. Ce dernier, reconnaissant le potentiel du marché, continue de s'étendre à travers le Togo avec près de 80 agences, apprend-on.

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Parallèlement, les loteries du Ghana constituent un autre concurrent déloyal, captant une partie du marché togolais, surtout le long de la frontière et même dans certains quartiers de la capitale. 

Réguler pour tirer profit 

Conscient de l'impact et du potentiel économique du secteur, le gouvernement togolais a récemment révisé sa politique fiscale relative aux jeux de hasard. Après avoir envisagé de taxer les gains individuels des paris, une décision initialement controversée, le gouvernement a finalement opté pour une approche plus pragmatique. La taxation se maintiendra désormais au niveau des opérateurs de jeux, avec un taux porté à 7% contre 5% auparavant. Ce réajustement marque une volonté d'équilibrer les intérêts économiques et sociaux tout en régulant un secteur en pleine expansion, car si on ne peut s’en cacher, le phénomène est devenu une bombe à retardement sociale au Togo et dans la plupart des pays voisins.

Une jeunesse africaine désœuvrée, frappée de plein fouet par le chômage, est de plus en plus tentée de sauter les étapes vers une réussite financière rapide et illusoire. Les jeux de hasard, présentés comme une échappatoire face à un avenir incertain, deviennent ainsi un mirage dangereux pour de nombreux citoyens.

“Tôt ou tard, le gouvernement reviendra sur sa mesure de taxer les gains individuels s’il ne trouve pas de taxes compensatoires. Dans les pays développés, les revenus sont taxés, notamment les gains issus des paris et jeux de hasard. Aux Etats-Unis, on peut taxer jusqu’à 24%. En France, le prélèvement est moindre mais existe ; il dépasse les 10% à partir d’un certain montant,” indique un expert à l’OTR. 

Face à cette réalité, le défi pour les autorités togolaises est double. D'une part, il s'agit de réguler efficacement le secteur pour préserver les recettes fiscales et maintenir l'ordre public. D'autre part, il sera impératif de lutter contre les dérives sociales liées aux jeux de hasard, en mettant en place des mesures préventives et des programmes d'aide aux personnes affectées.  

Et si la LONATO est souvent au cœur des débats éthiques sur le jeu, elle peut être également, et peut-être avant tout, un vecteur de développement. À l'image de son investissement dans les infrastructures africaines avec Africa 50. Pourquoi pas financer désormais les futures innovations de la jeunesse, notamment les start-up.

Fiacre Kakpo

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