(Togo First) - Si l'on devait dresser la liste des pionniers ayant façonné le paysage des incubateurs au Togo, Ayao Philippe Awaga figurerait sans aucun doute parmi les premiers. En évoquant les artisans togolais du conseil en stratégie et management, son nom serait encore en peloton de tête. Au Togo, il est considéré comme l'un des aînés de cette nouvelle génération d’entrepreneurs qui est convaincue qu'aucune économie ne peut prospérer sans développer son tissu entrepreneurial. Et pourtant, le bilan que celui qui a fondé l'incubateur Milawoe dresse de l'écosystème des pépinières et accélérateurs en Afrique est sans détour : mitigé. Avec Togo First, le directeur du cabinet de conseil Synergie, fort de près d’une vingtaine d’années d’expérience, se livre à l’exercice délicat de dresser un aperçu “critique” de l'évolution des incubateurs depuis les années 2000, de leur impact sur le développement des jeunes entreprises et des obstacles qui entravent encore leur plein épanouissement, sans jamais perdre de son optimisme.
Togo First : Comment dressez-vous le bilan des incubateurs, particulièrement depuis leurs débuts dans les années 2000 jusqu'à ce jour ?
Ayao Philippe Awaga : Aborder un tel bilan est complexe, surtout pour une seule personne, car il impliquerait idéalement la perspective de plusieurs acteurs. Néanmoins, je dirais que le bilan est globalement positif, bien que teinté de certaines réserves. La croissance et le développement d'un pays sont indissociables de la promotion de l'entrepreneuriat et de la présence d'entreprises diversifiées. Les incubateurs, pépinières et accélérateurs ont joué un rôle crucial dans cet écosystème en favorisant l'émergence d'entreprises innovantes.
L'arrivée d'acteurs clés comme le CTIC en 2009 a marqué un tournant, en stimulant de nombreux jeunes Africains à embrasser l'entrepreneuriat, notamment grâce à l'accès élargi aux nouvelles technologies. Cette dynamique a insufflé un esprit des possibilités parmi les jeunes, inspirés par des géants tels que Google et Meta qui, à leurs débuts, avaient également bénéficié d'un accompagnement similaire. Le principal atout réside dans la capacité d'essai, l'accès à des conseils, des données et un réseau de pairs, qui enrichissent l'expérience entrepreneuriale et facilitent le chemin vers le succès.
Cependant, le tableau n'est pas sans ombres. Si autrefois, la moitié des entreprises nouvellement créées parvenaient à se maintenir sur cinq ans, aujourd'hui, le taux d'échec semble plus élevé. Malgré une sensibilisation accrue et un accès facilité aux ressources, de nombreuses entreprises stagnent après leur sortie d'incubateurs. Certes, quelques-unes atteignent le statut de licornes, principalement dans les pays anglophones comme le Nigeria et le Kenya, mais la majorité peine à s'imposer durablement.
Ainsi, bien que le bilan présente des aspects positifs, notamment en termes d'encouragement et d'accessibilité à l'entrepreneuriat, il révèle également des défis significatifs quant à la pérennité et à l'impact réel des entreprises issues des incubateurs.
Togo First : quid du cas spécifique du Togo ?
Ayao Philippe Awaga : L'écosystème entrepreneurial au Togo est en constante construction. Depuis 2006, il y a eu de nombreuses avancées, et le climat des affaires s'est amélioré. Beaucoup de jeunes aspirent à créer leur entreprise, mais il y a un manque d'innovation et trop de copier-coller.
Togo First : Quels sont, selon vous, les principaux obstacles qui entravent le développement des jeunes entreprises en Afrique, malgré l'infrastructure entrepreneuriale déjà mise en place ?
Ayao Philippe Awaga : Le principal défi que rencontrent les jeunes entreprises réside dans l'imitation excessive de modèles étrangers sans adaptation à nos contextes spécifiques. Aux États-Unis, une start-up innovante attire rapidement le soutien de business angels et de fonds d'investissement. Elle bénéficie d'un accompagnement complet qui va au-delà du financement pour inclure un soutien juridique et académique de haut niveau, comme celui proposé par des institutions telles que le MIT.
Pour bâtir un écosystème entrepreneurial robuste, il est indispensable d'établir une collaboration étroite entre les universités, les grandes entreprises, les ONG et d'autres acteurs essentiels, à l'image de ce qui se fait dans des pays comme les États-Unis, l'Estonie ou Israël.
En Afrique, et spécifiquement au Togo, l'accès au financement demeure un obstacle majeur, tout comme la pression fiscale, et le pays souffre d'un manque flagrant de fonds d'investissement dédiés. Les jeunes entreprises éprouvent également des difficultés à accéder aux marchés, tant auprès des grandes entreprises que des institutions gouvernementales, en dépit de certaines mesures favorables comme la mesure des 25% de marchés publics aux jeunes et femmes entrepreneurs.
Un incubateur performant doit offrir plus qu'un espace de travail ; il doit agir comme un catalyseur de croissance en fournissant des conseils, un accompagnement et des opportunités de réseautage.
Togo First : En quoi devrait consister le soutien nécessaire des incubateurs pour surmonter ces obstacles et favoriser le succès des jeunes entreprises ?
Ayao Philippe Awaga : Les jeunes entreprises ont besoin d' un accompagnement continu dans leur développement, un aspect souvent négligé après le lancement du projet. Malgré l'existence d'initiatives comme le FAIEJ, l'ANPGF et l'ANPE, le soutien actuel reste insuffisant face aux besoins croissants des entreprises en pleine croissance. L'accès à l'information constitue également un point faible, les entrepreneurs ayant du mal à acquérir les données nécessaires pour comprendre le marché.
Et pour revenir aux incubateurs, leur efficacité est inégale ; les incubateurs privés luttent pour se maintenir en vie, sans un financement stable, tandis que les incubateurs publics, malgré leur potentiel, demeurent souvent hors de portée en raison des coûts associés. Un incubateur performant doit offrir plus qu'un espace de travail ; il doit agir comme un catalyseur de croissance en fournissant des conseils, un accompagnement et des opportunités de réseautage. Nous avons fait des efforts dans ce sens. Mais, le chemin est encore long.
J’ajouterai qu’il y a beaucoup d'efforts, mais qu’on peut encore faire beaucoup pour protéger certains produits locaux.
La préférence pour les produits importés est encore trop présente en raison de l'emballage, de la qualité et de la communication. L'emballage en particulier pose un gros problème pour ceux qui produisent des produits nécessitant des contenants, car il n'y a pas de structure au Togo capable de produire des emballages de qualité comparable à ceux que l'on trouve au Ghana ou en Afrique du Sud. Il y a aussi des problèmes de normes, de certification et d'homologation des produits. Les coûts associés à ces processus sont souvent prohibitifs pour les petites entreprises.
Nous avons un problème de valorisation de nos produits, qui souffrent d'une mauvaise présentation et d'un manque de promotion.
Togo First : Pensez-vous qu'il y ait une pesanteur culturelle qui affecte l'entrepreneuriat et la consommation des produits locaux ?
Ayao Philippe Awaga : Oui, il y a définitivement une pesanteur culturelle. Nous n'avons pas la culture de valoriser le local. Beaucoup de produits locaux traditionnels ont disparu ou sont méconnus des jeunes générations. Même si certains d'entre nous préfèrent les produits locaux comme Africa Tennis, la majorité serait tentée par des produits internationaux comme les croissants. Nous avons un problème de valorisation de nos produits, qui souffrent d'une mauvaise présentation et d'un manque de promotion. Même dans l'entrepreneuriat culturel, les artistes locaux peinent à se faire entendre face à la musique étrangère. Il est crucial de protéger, promouvoir et soutenir nos produits et notre culture pour ne pas se perdre face à la concurrence étrangère.
Le copier-coller en soi n'est pas problématique, à condition qu'il y ait une touche d'innovation.
Togo First : Dans l’écosystème togolais, on voit beaucoup de jeunes entrepreneurs qui font les mêmes choses. Pensez-vous que l'écosystème entrepreneurial a tendance à favoriser des domaines familiers où il y a des certitudes, ce qui entraînerait un phénomène de reproduction des modèles existants sans réelle innovation ?
Ayao Philippe Awaga : Le copier-coller en soi n'est pas problématique, à condition qu'il y ait une touche d'innovation. Regardez la Chine, par exemple, qui innove dans le secteur des voitures électriques. L'important est d'apporter quelque chose de nouveau. Une entreprise, c'est comme un bébé; elle a une âme. Il faut donc innover même dans le copier-coller pour réussir. Le problème est quand on copie sans comprendre l'essence de ce qui fait le succès de l'original.
Togo First : Dans cet environnement avec des défis, voyez-vous des exemples de réussite, des incubateurs qui ont vraiment fait la différence au Togo ou en Afrique ?
Ayao Philippe Awaga : Il y a des succès, même au Togo. Des projets comme Chom Factory et Champizo ont bénéficié de l'accompagnement d'incubateurs et ont réussi. En Afrique, des incubateurs comme Y Combinator ont soutenu des entreprises devenues des licornes. Cependant, le succès d'un incubateur est souvent lié à son accès à des fonds et à un réseau solide, ce qui est un défi pour beaucoup d'incubateurs locaux.
Togo First : Nous avons discuté avec un jeune startuppeur qui a eu une idée par le passé et qui disait exactement ceci : "J'ai personnellement été en résidence dans un incubateur sur une de mes premières idées. Durant les quatre mois passés là-bas, nous avons été davantage formés à des pitchs techniques qu'à rechercher de vrais clients. Ainsi, pendant quatre mois, l’accent a été mis sur la préparation de nos pitchs sans apporter de réelles valeurs ajoutées directes à nos produits. Nous étions concentrés à 100% sur les pitchs techniques, ce qui nous a éloignés de l'interaction réelle avec le marché." Que pensez-vous de cette déclaration ?
Ayao Philippe Awaga : Le commentaire est juste et vrai, et même excellent. C'est ce que je disais concernant le copier-coller.
Les mentors et coachs enseignent la présentation de projets sans nécessairement fournir les moyens de conquérir des clients, pourtant essentiels à la survie de l'entreprise. Il est important de comprendre que le client est au cœur de l'activité commerciale, et ce dès les premiers pas de l'entreprise. Les formations et documents ne suffisent pas sans une démarche active de recherche de clientèle. Il est également important de faciliter la mise en réseau des jeunes entreprises pour accélérer leur insertion sur le marché. Malgré le soutien initial, beaucoup de jeunes entreprises échouent faute de premiers clients.
Notre initiative, le "Programme 300", vise d’ailleurs à accompagner 300 entreprises jusqu'en 2030 pour en faire des leaders. Ce programme allie formation en ligne et accompagnement sur le terrain, axé sur le business plan et la recherche de financement et de clients.
L’entrepreneuriat n’est pas fait pour tout le monde. Ce sont ceux qui avaient compris que l'entrepreneur, c'est un métier, ceux qui avaient d'autres moyens, d'autres motivations, qui sont surmotivés, qui peuvent continuer l'aventure.
Togo First : Parmi les entrepreneurs que nous avons interrogés, l'un d'eux mentionne que les incubateurs se retrouvent souvent dans une situation où leur financement dépend de bailleurs de fonds ayant leur propre agenda, souvent international, ce qui les empêche de calibrer correctement l'accompagnement offert aux startups. Avez-vous été témoin de telles situations dans votre parcours ?
Ayao Philippe Awaga : Chaque entité financière ou partenaire technique impose son propre modèle ou "canevas" de fonctionnement et d'évaluation. Cette variété de modèles crée une complexité supplémentaire pour les entreprises qui cherchent à obtenir du soutien, car elles doivent s'adapter à chaque ensemble spécifique de critères et d'exigences. Par exemple, les Objectifs de Développement Durable (ODD) sont importants, mais on ne peut pas toujours les appliquer à tous les projets dès le départ. Certains financements sont attribués avec des attentes spécifiques liées aux ODD, ce qui peut détourner l'attention de l'objectif principal : le développement de l'entreprise. Une entreprise qui réussit finira par contribuer aux ODD, mais elle ne peut pas tout faire dès le début. Effectivement, il arrive que les partenaires financiers aient des attentes que l'entreprise n'est pas encore en mesure de satisfaire à son stade actuel.
Togo First : Aujourd’hui, les structures internationales telles que Y Combinator jouent un rôle prépondérant dans le dynamisme de la scène africaine ? Quelles sont, à votre avis, les clés de leur succès comparé aux difficultés rencontrées par les incubateurs locaux ?
Ayao Philippe Awaga : Ces entités internationales réussissent parce qu'elles ne se limitent pas à fournir des conseils; elles sont directement liées à des fonds d'investissement et à un réseau étendu. Pour qu’un incubateur réussisse, il a besoin de plus que de bons locaux et programmes; il doit offrir un accès à des fonds et à un réseau qui aide les startups à grandir. C'est ce qui manque souvent aux incubateurs locaux, et c'est pourquoi les grandes structures internationales ont souvent plus de succès.
Togo First : Au vu du nombre restreint de sociétés africaines atteignant le milliard de dollars de chiffre d'affaires, est-ce que les conditions posées par certaines entités internationales, telles que l'obligation pour les startups de s'implanter juridiquement dans des pays ou Etat comme le Delaware ou Singapour, nuisent à l'écosystème entrepreneurial africain ? Ces exigences, conduisant à une dissociation entre la base opérationnelle et la base juridique des entreprises, représentent-elles un défi majeur pour le développement local ?
Ayao Philippe Awaga : On n'a pas le choix. Celui qui donne les fonds a le pouvoir. Les investisseurs préfèrent souvent que le siège soit dans leur pays pour garder le contrôle et potentiellement rapatrier les fonds. C'est une question de fonds, de réseau, et de technologie. Par exemple, Gozem utilise une super application, une technologie avancée que peu peuvent développer en Afrique. Il faut donc créer des contrats de transfert de technologie et de formation. La fiscalité est aussi un problème ; les investisseurs trouvent plus d'avantages fiscaux dans leur pays. C'est à nous de profiter de ces opportunités pour apprendre et s'adapter.
L'entrepreneuriat est un pilier du développement; aucun pays ne peut prospérer sans le soutenir activement.
Togo First : Comment voyez-vous l'avenir du secteur de l'entrepreneuriat et de l'incubation en Afrique et au Togo ?
Ayao Philippe Awaga : Nous nous trouvons à un tournant décisif, où la nécessité de dialogues constructifs entre tous les acteurs est impérative pour capitaliser sur les acquis et rectifier les erreurs passées. Une synergie entre les différents fonds et programmes d'assistance aux entreprises est essentielle pour combler le manque d'accompagnement dans le développement et la croissance des entreprises. Les sous-régions et entités qui favorisent l'intégration doivent élaborer des stratégies communautaires pour soutenir des champions à l'échelle régionale, et non uniquement nationale. L'idée d'un incubateur sous l'égide de la CEDEAO est une perspective révolutionnaire pour l'entrepreneuriat en Afrique. Cela orienterait les entrepreneurs vers une vision élargie à un marché de plus de 350 millions de consommateurs. Cette approche est bien évidemment applicable également à la CEMAC, l'Afrique de l'Est ou le Maghreb.
Cette dynamique encouragerait une compétition saine entre les acteurs, similaire à ce que nous observons dans le secteur bancaire où des banques ont aujourd’hui une envergure panafricaine. Il est important de se mobiliser pour concrétiser cette vision, en rassemblant les ressources nécessaires. L'entrepreneuriat est un pilier du développement; aucun pays ne peut prospérer sans le soutenir activement. Les nations qui s'appuyaient sur l'exportation de matières premières ont pris conscience de la nécessité de promouvoir l'entrepreneuriat dans divers secteurs, y compris le tourisme, la culture, la production de biens, les services et le divertissement. Le secteur du divertissement illustre bien ce défi : malgré une riche histoire cinématographique au Togo, en Côte d'Ivoire et au Burkina Faso, les productions locales peinent aujourd'hui à rivaliser avec les standards internationaux.
Interview réalisée par Fiacre E. Kakpo